lundi 7 novembre 2011

Femmes fatales

La femme est LE grand thème de l'Art Nouveau et particulièrement celui de la femme fatale, de la femme qui entraîne l'homme vers la ruine et la déchéance.
La fameuse chanson, La Femme aux bijoux (Louis Benech et Ernest Dumont, 1913), est particulièrement symptomatique comme nous le montre le refrain :


"C'est la femme aux bijoux  
Celle qui rend fou  
C'est une enjôleuse  
Tous ceux qui l'on aimée  
Ont souffert, ont pleuré  
Ell'n'aime que l'argent  
Se rit des serments  
Prends garde à la gueuse !  
Le coeur n'est qu'un joujou  
Pour la femme aux bijoux" 


Et qui est plus femme fatale que Salomé ? Le personnage apparaît furtivement dans les Evangiles de St-Matthieu et St-Marc mais c'est avec la pièce éponyme d'Oscar Wilde (1893) écrite pour la grande Sarah, que la jeune princesse devient une figure centrale de l'Art Nouveau. La scène du 5ème tableau, digne d'un film d'horreur, où elle embrasse la bouche de la tête coupée de St-Jean Baptiste, est un des grands morceaux de bravoure du théâtre décadent. 


"Ah ! j'ai baisé ta bouche, Iokanaan, j'ai baisé ta bouche. Il y avait une âcre saveur sur tes lèvres. ôtait-ce la saveur du sang ?... Mais, peut-être est-ce la saveur de l'amour. On dit que l'amour a une âcre saveur... Mais, qu'importe ? Qu'importe ? J'ai baisé ta bouche, Iokanaan, j'ai baisé ta bouche."


Les illustrations d'Aubrey Beardsley (1872-1898) ont fait beaucoup pour la célébrité de l'ouvrage.


Les deux gravures suivantes de Beardsley illustrent la scène d'amour de Salomé avec la tête de Jokanaan (Jean le Baptiste).



Cette partie de la pièce deviendra une des plus grande scène d'opéra chez Richard Strauss (1905). 

Une scène de Salomé lors de la création de l'opéra à Dresde. A genoux, Marie Wittich créatrice du rôle.
Notons, que le compositeur français Antoine Mariotte (1875-1944) a composé sur le même livret avant Strauss, un opéra qui fut créé en 1908 à Lyon.
En 1907, Florent Schmitt (1870-1958), écrit un ballet (plutôt un drame muet) titré la Tragédie de Salomé sur un livret de Robert d'Humières (1868-1915). Le rôle titre fût créé par Loie Füller.


Loie Füller dans le rôle de Salomé.


C'est au tour de Gertrude Hoffman (1885-1966) de créer un ballet qui fait scandale sur le même thème en 1908.


Gertrude Hoffman dans Salomé, photographiée 
par les studios F.C.Banks.


Les illustrations de Beardsley ont eu une grande influence sur l'art de cette période mais aussi sur le cinéma. En 1923, Charles Bryant (1879-1948) tourne une Salomé sur un scénario de Alla Nazimova (1879-1945) qui finance le film et joue le rôle de la fille du Tétrarque de Judée. 


L'affiche du film est une reprise d'une 
illustration de Beardsley.


Les deux photos suivantes, tirées du film, sont le témoin d'une esthétique hésitant entre l'Art Nouveau et l'Art Déco.



On peut citer aussi les décors exécutés par Nicholas Kalmakoff (1873-1955) pour des représentations prévues en 1908 mais interdites pour atteintes au bonnes mœurs.


Chez Kalmakoff, la princesse Salomé se confond avec le Sphynx ou plutôt la Sphynge, autre 
image de la femme fatale.


La princesse Salomé est une jeune fille de 17 ans. C'est une telle jeune fille que représente Gustave Moreau (1826-1898) sur plusieurs toiles et dessins, notamment "L'apparition" de 1884.


Trois Salomé de Gustave Moreau.




L'apparition (1884). Dans ce tableau, La tête du Saint est en lévitation devant la fille du Tétrarque de Judée. Le halo lumineux qui l'entoure crée un climat de terreur.


Une des représentation les plus étonnantes de Salomé (vers 1910) est due au peintre niçois Gustave-Adolphe Mossa (1883-1971) qui nous montre la princesse comme une petite fille, jouant encore à la poupée, en train de lécher un couteau ensanglanté. Avec cette Lolita vampirique, on n'a jamais été plus près de Freud !


Gustave Adolphe Mossa. Salomé ou Le goût du sang.


Dans Salomé ou Les mains coupées (1904), Mossa représente la princesse hantée par le fantôme de Jean Baptiste. Une version plus Shakespearienne du mythe ?

Mossa est hanté par l'obsession de la femme castratrice, qui transforme le mâle en pantin avant de le détruire. On est tout proche du personnage de Lulu, imaginé par l'allemand Frank Wedekind (1864-1918) dans deux pièces l'Esprit de la terre (1895) et La Boîte de Pandore (1902). 

Wedekind jouant dans sa pièce l'Eveil du Printemps (1891).

Louis Brooks (1906-1985) est l'incarnation même de la femme fatale dans le film, La boîte de Pandore (1929) réalisé par Georg Wilhelm Pabst (1885-1967).

Toute l'œuvre de Mossa, à part quelques paysages, est consacrée à ce thème. Ses différentes versions du mythe de Salomé se situent dans son époque. Les vêtements et le décor qui entourent la princesse de Mossa sont ceux qui entouraient l'artiste, contrairement à ce qu'on peut voir chez les autres artistes traitant du même sujet. Dans une troisième version de Salomé, Mossa transforme la princesse de Judée en bourgeoise assise à sa table. Elle ignore totalement la tête coupée posée à ses pieds. 

Gustave Adolphe Mossa. Salomé (vers 1910).

Les œuvres liées à Salomé sont de nature très variée. Certaines se rattachent à l'orientalisme alors que d'autres sont liées au symbolisme voire à l'expressionisme.
C'est la Danse des sept voiles que Gaston Bussière (1862-1928) a décidé d'illustrer par deux fois dans un style volontiers orientalisant.



Tout aussi orientalisante, la Salomé de Lovis Corinth (1858-1925) a terminé sa danse de séduction d'Hérode et s'apprête a embrasser la bouche du Baptiste. Le tableau fut exposé en 1900, lors de la Seconde exposition de la  Sécession berlinoise.


Pour le sculpteur français, Alfred Jean Foretay (1861-1944), Salomé est une charmante jeune fille, presque gitane, dont le léger sourire ne dit rien des sombres pensées qui l'animent. Seul le poignard laisse présager le drame


Alfred Jean Foretay. Salomé. Terre cuite (vers 1900)


La version en régule polychrome est nettement plus inquiétante, notamment par la carnation verdâtre de la jeune fille.


Le poignard comme symbole de mort (et peut être de sexualité ?) se retrouve chez de nombreux orientalistes tentés par le mythe. C'est le cas de Henri Regnault (1843-1871) qui nous présente une belle odalisque souriante. Seuls le plat et le poignard rappellent la légende et encore avec beaucoup de discrétion. Il est vrai que le tableau est peint plus de 20 ans avant la création de la pièce de Wilde.


Henri Regnault. Salomé.


Le peintre autrichien Leopold Schmutzler (1864-1941), dans un style plus proche de Hans Mackart que de Gustav Klimt, nous livre une Salomé presque joyeuse dans sa folie, devant la tête coupée de Jokanaan. On est véritablement là au cœur de l'opéra straussien.

Leopold Schmultzer. Salomé.

La Salomé (1887) du sculpteur Edouard Pépin (1853-?) est nettement plus allusive comme beaucoup des princesses françaises, exception faite de Mossa, qui est une sorte de météorite dans la peinture de cette époque. Assise sur des coussins, elle ne tient plus un poignard mais une fleur. Elle est mollement appuyée sur le bassin qui recueillit la tête de St-Jean. 

Edouard Pépin, Salomé. Place des Baumettes, Marseille.

Le grand tableau (1925) de Charles Ricketts (1866-1931) est tout aussi allusif alors même que le drame est plus présent puisqu'on voit le Tétrarque de Judée assis à la table du festin. la scène se situé avant que Salomé ne danse pour lui. Le plateau est posé sous une table, comme négligemment. Rappelons que Charles Ricketts avait créé des costumes pour une représentation privée de la pièce de Wilde en 1906 et auparavant édité le Sphynx du même écrivain en 1895. Le style du tableau, effectivement théatral, hésite entre le pompiérisme et un "tintorettisme" appuyé, bien loin de l'Art Déco qui commençait à dominer cette période.


Charles de Sousy Ricketts. Salomé.


On en revient à une figuration plus classique avec Nicolas Luc-Olivier Merson (1846-1920), , dont la Salomé porte une épée et le plateau avec la tête de St-Jean Baptiste. La princesse ne regarde pas la tête et semble comme absente. On songe à certains primitifs flamands comme Gerard David.

Luc-Olivier Merson. Salomé (1899). Projet définitif pour une gravure. Encre noire, gouache blanche sur papier brun.

Luc-Olivier Merson. Salomé, estampe parue en 1899 dans l'Estampe Moderne.


Dans deux cas au moins, Salomé de danseuse devient musicienne et plus précisément harpiste. Il semble que les artistes aient assimilé la princesse dansant pour le souverain au berger David charmant le roi Saül.


Edouard Drouot (1859-1945). Salomé, bronze.

Alfons Mucha (1860-1939). Salomé (1897), lithographie 
créée pour l'Estampe Moderne.


Datant de 1900, la gravure de Henry Chapront (1876-1965), l'illustrateur des symboliste, est tout à fait étonnante. Salomé dresse le plateau du sacrifice au dessus de sa tête, le sang noir s'écoulant de ses mains en formant presque de longues tresses qui se répandent sur le sol.

Henry Chapront. Salomé (1900).


Ce qui fascine la "Belle Epoque" dans le mythe de Salomé, c'est le mélange inextricable de pulsion sexuelle et de pulsion de mort qui fait agir la jeune fille. Il n'est pas étonnant que le mythe se soit imposé avec le plus de force dans les pays germaniques car la sexualité et la féminité étaient au cœur de la réflexion de nombreux écrivains de langue allemande.
On peut citer Leopold von Sacher-Masoch (1836-1895) qui dans toute son œuvre décrit l'homme soumis à la femme (La Venus à la fourrure, 1870), Richard von Kraft-Ebing (1840-1902) dont la Psychopathia sexualis eut de nombreuses éditions depuis 1886, les nombreux textes de Sigmund Freud (1856-1939) et enfin Sexe et Caractère (1903) de Otto Weininger (1880-1903) d'un anti-féminisme absolu.
La gravure de Hugo Kraus (1874-1935) est, à cet égard, caractéristique. Salomé est dans un véritable état de transe sexuelle, la bouche du décapité plaquée contre sa poitrine. C'est sans doute une des versions les plus manifestement érotiques du mythe.


Hugo Kraus. Salomé (1910), gravure.


Chez le graveur autrichien Julius Klinger (1876-1942), Salomé ne tient plus une tête coupée mais, bras tendu comme par dégoût, un appareil génital sanguinolent. On ne saurait être plus explicite sur le côté castrateur de la femme.


Julius Klinger. Salomé (1907), zincographie 
pour le journal Jugend. 

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